On the edge of the war zone – chapitre 32
CHAPITRE XXXII
30 janvier 1917
Mon Dieu, mais il fait froid ici. Mercredi, le 24, il faisait 13 degrés au-dessous de zéro, et ce matin, à 10 H., il faisait 6 degrés au-dessous de zéro. Naturellement il s’agit de degrés centigrades, et non Fahrenheit, mais c’est le froid dont je souffre plus. Le temps sec et ensoleillé que vous connaissez aux Etats-Unis, même avec des températures au-dessous de zéro, ne m’a jamais fait souffrir autant que ce froid si humide. Je n’ai pas vu un tel froid en France depuis 1899. J’ai souvent vu ici l’hiver sans presque aucune gelée. Cette année il a commencé à geler il y a une quinzaine de jours. Il a commencé à neiger le 17, une fine neige sèche, et comme la terre était gelée, la neige avait des chances de rester. Elle a tenu jusqu’ici en dépit du fait qu’une ou deux fois depuis qu’elle tombe le soleil ait brillé. Cela paraît très joli, tout à fait irréel. Cela rappelle beaucoup la Nouvelle-Angleterre. Cela rend la vie difficile pour nous aussi bien que pour les soldats, mais ils rient et disent : « Nous avons vu pire ». Ils préfèrent ça à la pluie et à la boue. Mais cela rend les déplacements difficiles. Tout est tellement glissant, et si jamais il vous arrive de voir un cheval français ou une personne française « marchant sur la glace », je n’ai pas besoin de vous en dire plus. |
Bien, l’inattendu est arrivé, la cavalerie s’est déplacée. Ils s’attendaient, autant qu’un soldat peut jamais s’attendre à quelque chose, à ce que leur temps soit partagé jusqu’en mars entre notre colline et les tranchées dans la Forêt de Laigue. Mais le 22 des ordres commencèrent à arriver des quartiers généraux annonçant un changement de plan. Un déplacement fut ordonné, avec des contre-ordres pendant trois jours jusqu’à jeudi après-midi, le 25, où l’ordre final arriva : Toute la division devait être prête à monter à 7 H. 30 le matin suivant, avec des ordres pour la direction de venir pendant la nuit.
Vous n’avez jamais vu une telle précipitation pour rassembler des vêtements et les faire sécher. Vous savez il a été très difficile de faire la lessive. Le Morin où se trouvent les lavoirs est gelé, et même quand les effets sont lavés ils ne sèchent pas à l’air, et il n’y a pas de charbon pour chauffer les séchoirs. Cependant on s’arrangea et ce fut fait. Tous ceux qui avaient du bois gardèrent un feu allumé toute la nuit. Mercredi après-midi j’ai donné un petit thé pour certains sous-officiers, de simples garçons. C’était seulement un au revoir avec du pain beurré et des biscuits secs, rien d’autre. Je n’ai même pas pu faire un cake, comme nous n’avons pas eu de sucre en poudre depuis des mois. Cependant le thé était extrêmement bon, il m’avait été envoyé de Californie pour Noël. J’ai dressé ma table avec ce que j’avais de plus joli, et les garçons semblaient contents. Ils m’ont dit avant de partir qu’ils n’avaient jamais, depuis qu’ils étaient au front, étaient si bien reçus ou si confortables qu’ils étaient ici, et qu’il leur faudrait longtemps avant qu’ils « n’oublient Huiry ». Bien, de notre côté nous pouvons dire que nous n’avions jamais rêvé qu’une armée de conscrits pouvait avoir tout un régiment d’hommes aussi agréables. Ainsi, vous le voyez, nous sommes très contents les uns des autres, et si au 23e régiment de dragons ils ne sont pas près de nous oublier, nous le leur rendons bien. Jeudi soir, avant d’aller au lit, l’Aspirant et moi étions assis à la table de la cuisine, et faisions une quantité de sandwiches, comme ils emportent des provisions pour trois jours. Ils allaient avoir une marche de cinq heures le premier jour, et ensuite une nuit sous les tentes, puis un autre jour de marche lors duquel ils recevraient les ordres pour leur destination. Quand les sandwiches furent faits et enveloppés pour que son ordonnance les mette dans les sacoches avec ses autres provisions, il dit : «Bien, je vous dis au revoir ce soir, et merci pour toute votre amabilité ». « Pas du tout », répondis-je. « Je serai levée demain-matin pour vous voir partir ». Il protesta. Il faisait si froid, c’était si tôt, etc. Mais j’avais pris ma décision. Je vous assure qu’il faisait froid, 18 degrés au-dessous de zéro, mais je me levai quand j’entendis l’ordonnance arriver le matin. Elle était réveillée depuis des heures, car à trois heures les chevaux étaient prêts. Chaque homme en avait trois à nourrir, seller, et équiper. Les ordonnances s’activaient à faire les derniers paquetages pour les officiers, et apportaient les équipements dans les fourgons. Amélie arriva à 6 H. Quand je descendis je trouvai la maison chaude et le café prêt. L’Aspirant avait pris sa position, (traduction littérale, je suppose que cela fait référence à l’Armée). C’était plus correct que d’être assis sur une chaise. En fait je doute qu’il ait pu s’asseoir. Je riais du tableau qu’il faisait. Je n’ai jamais autant regretté de ne pas avoir de caméra. Il était botté et éperonné au maximum. Sous son nouveau manteau et son casque réparé, il y avait un jeune soldat qui avait été touché à la tête par son premier obus, et avait un nouveau casque qui n’en portait pas de trace. On aurait dit un Père Noël suspendu. J’aurais juré qu’il ne pourrait pas se mettre en selle, mais je me trompais. A la ceinture de cuir autour de sa taille, soutenue par deux sangles au-dessus de ses épaules, était attaché son revolver dans son étui avec vingt séries de cartouches, ses jumelles de campagne, sa carte, son bidon pour son vin, un porte-document carré, son masque contre les gaz asphyxiants, et, s’il vous plaît, son Kodak ! Sur une épaule pendait un sac plat, demi-circulaire, contenant ses articles de toilette, sur l’autre un autre sac contenant un change, et quelques articles nécessaires. Il me semblait qu’il se déplaçait en transportant deux cents livres, (une livre = 453,60 grammes), alors qu’il n’avait pas une once, (28,35 grammes), de chair en trop sur les os. Je ris même encore plus fort quand je le vis monté sur son cheval. Sur un côté de l’étui du revolver il y avait la gamelle, sur l’autre les munitions. La sacoche contenait d’un côté vingt livres d’avoine pour le cheval, de l’autre trois jours de provisions pour lui. Je savais en partie ce qu’il y avait dans ce sac, et c’était tout aussi lourd que le fourrage pour le cheval, car il y avait des sandwiches, du sucre, du café, du chocolat, des conserves de viande, des petits pois, des céréales, des fruits, etc. Derrière la selle était roulée sa couverture, contenant à l’intérieur sa partie de tente, il en faut six pour faire une tente complète. Elles se boutonnent les unes sur les autres. J’étais assise à la fenêtre de la chambre quand il arriva à cheval sur la terrasse. Je fus prise de rire en le regardant. « Et pourquoi Madame rit-elle ? » demanda-t-il essayant de garder son sérieux. « Bien », répondis-je, « Je me demande seulement si c’est votre équipement pour la bataille ? ». « Certainement », répondit-il. « Pourquoi cela vous étonne-t-il ? ». Je paraissais aussi sérieuse que je le pouvais comme je lui expliquais que je supposais, naturellement, que la cavalerie entrait en action aussi légèrement équipée que possible. Il sembla vraiment indigné quand il répliqua sèchement : « Ce serait tout à fait anormal. Que supposez-vous que Peppino et moi allons faire après la bataille ? Attendre que le commissaire de la section nous trouve ? Non Madame, après la bataille ce ne sera pas à ma mère, ni à ma maison, ni même à vous que je penserai. Nous penserons à quelque chose à manger et à boire ». Alors il ajouta avec un rire : « Hélas ! Nous n’aurons pas toutes ces bonnes choses que vous nous avez données. Elles auront été mangées d’ici demain ». Je m’excusai et dis qu’une autre fois je saurai, et il caressa son cheval comme il s’en allait et lui dit : « Salue la Dame Peppino, et dis-lui gentiment que tu as eu l’honneur de transporter Teddy Roosevelt le jour de la revue ». Et le cheval piaffa, salua, et hennit, et son cavalier le tourna avec précaution en saluant et dit : « Au revoir je vous écrirai, et après la guerre je me donnerai le plaisir de vous voir, et il franchit prudemment la barrière, une opération très délicate, comme elle n’était qu’à moitié ouverte, qu’il effectua avec adresse étant donné le chargement de son cheval, et il alla au galop dans le bas de la colline, à Voisins où la cavalerie était rassemblée. Je restai à la fenêtre quelques minutes pour dire au revoir aux hommes comme ils conduisaient chacun leurs trois chevaux dans le bas de la colline. Alors je mis mon plus gros manteau, une casquette, toutes mes fourrures et mitaines, j’enfilai mes chaussures de feutre dans mes sabots, et avec une main dans mon manchon, je pris le grand drapeau français dans l’autre, et allai jusqu’à la haie pour regarder le régiment passer sur la route d’Esbly. Avant même que je ne sois sortie de la maison les nouvelles arrivaient que le 118e régiment d’infanterie, les garçons qui reprirent Meaux à la grande bataille à Verdun, étaient partis de Meaux, et campaient en attendant de prendre les cantonnements vacants du 23e régiment de dragons. Je restais sous la neige pendant près d’une demi-heure, tenant le lourd drapeau qui flottait bravement dans le vent glacé, et observant la longue ligne grise se déplaçant lentement le long de la route en contre-bas. Je pouvais voir la ligne sur un demi-mile, (un mile = 1, 609 km), hommes gris avec leurs casques d’acier, chevaux transportant les équipements, chariots gris, descendant la colline dans le paysage d’hiver si différent de la France que j’avais toujours connue. Presque aucun bruit ne parvenait, ni musique, ni couleurs, la longue, grise, colonne, se déplaçait en silence dans un monde presque sans couleurs. Je passais le lourd drapeau d’une main dans l’autre comme mes doigts devenaient ankylosés, mais, hélas ! je ne pouvais pas faire de même pour mes pieds. Bien avant que la ligne ne passe j’avais été obligée d’attacher le drapeau à un poteau dans la haie, de le laisser flotter, et de rentrer à la maison en clopinant. Pour une porteuse de couleurs volontaire c’était un échec. J’ai dû laisser Amélie enlever mes chaussures et masser mes pieds, et j’ai eu du mal à ne pas crier pendant qu’elle le faisait. J’étais humiliée, spécialement quand je me souvenais que les garçons avaient cinq heures de marche pour leur première étape, et un bivouac à la fin. J’avais l’intention d’aller plus tard sur la route Madame pour regarder la cavalerie descendre des collines de l’autre côté du Morin, mais je ne pouvais pas affronter le froid. Il n’y avait rien d’héroïque me concernant. Aussi je me contentais d’aider Amélie à mettre la maison en ordre. Inutile de vous dire que personne ne sait ce que cet important mouvement de troupes signifie. Il est inévitable que nous imaginions qu’il concernait l’offensive de printemps. De toute façon la cavalerie est reléguée dans ses selles, et les régiments d’élite sortent de Verdun, les célèbres corps qui ont acquis là-bas une gloire immortelle, inscrit le nom de Verdun en lettres de feu dans la liste des grandes batailles du monde, et consacré les soldats français dans l’amour de tous ceux qui peuvent être émus par le courage pour une noble cause, ou savoir ce que cela signifie d’avoir le cœur gonflé à la pensée de l’ « amour sacré du foyer et de la nation ». Bien que j’aie juré, et plus d’une fois, que je ne parlerai plus de politique avec vous, ou que je ne discuterai plus des sujets qui s’en rapprochent le plus, quand même vous répétez tout le temps : « Les Français ont-ils merveilleusement changé ? Vous surprennent-ils de plus en plus ? ». Cela ne va pas dans ce sens. N’avez-vous jamais réalisé que la France avait merveilleusement relevé la tête après la terrible humiliation de 1870 ? N’avez-vous jamais pensé à ce que cela signifiait pour une grande nation, pendant si longtemps un centre de civilisation et un grand peuple, pendant si longtemps un chef de file dans la pensée, de s’être retrouvée sans un ami, et d’avoir dû faire face à une telle défaite, suivie d’un traité choquant qui faisait qu’elle ne pourrait jamais oublier le désastre ? Ne pensez-vous jamais à la honte cachée, à l’horrible mortification, à l’état d’esprit de cette nation vis à vis de la frontière qui s’était rengorgée de sa victoire, et était si remplie de sa force brute. Quel que soit le bon visage qu’elle se donnait, il y avait toujours derrière ce front souriant une peur cachée de l’Allemagne, un éternel adversaire, toujours grandissant en nombres, toujours menaçant. Aucune nation, humiliée à ce point, ne s’est jamais redressée comme le fit la France. Mais le souvenir caché, la conscience continuelle qu’elle en a, a façonné le visage du peuple. Cela a entretenu cette sorte de fanfaronnade qu’on lui a toujours reprochée, dans la conscience qu’elle avait subi un affront dont elle ne pourrait jamais espérer se venger. Si on considère les défis passés que la France a eu à affronter face à l’Allemagne, si forte en nombres, et en forces physiques, tenter de la combattre seule, comme elle le fit en 1870, signifiait courir en vain à l’anéantissement. Cela ne veut pas dire que la France avait vraiment peur, mais seulement qu’elle était trop sage pour oser tenter de prouver qu’elle n’avait pas peur. Tant de choses chez les Français que le monde n’a pas comprises étaient le résultat de l’horrible blessure de 1870. Cette guerre a guéri cette blessure. L’Allemagne n’est pas invincible, et l’aide chevaleresque qui s’est ralliée pour aider la France n’est pas la moins réconfortante, simplement parce que depuis 1914 toutes les nations ont appris que la forme que prenait l’ambition allemande constituait une menace pour elles aussi bien que pour la France. |
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C’est toujours intéressant de lire ce qu’on pouvait penser à une époque donnée de l’Histoire, sans, comme nous, connaitre la suite de l’histoire. Les derniers paragraphes en sont un bon exemple.
C’est exact, et je recommande la lecture de traductions à paraître. Là nous quitterons les considérations philosophico-politiques pour entrer davantage dans la psychologie des poilus, avec des témoignages très touchants et intéressants sur ces courageux et sympathiques garçons.